jeudi 30 avril 2020

Césars 2020 : césars de la honte? Ou palmarès logique? Une analyse.


L’édition 2020 des Césars, qui devait récompenser les meilleurs films français de 2019 a été de loin la plus mouvementée, du fait des nominations, puis des victoires du film « J’accuse » de Roman Polanski, suite aux polémiques liées aux accusations de viol visant le réalisateur, ainsi que sa condamnation sur l’affaire Samantha Geimer. Mais, au delà des controverses, comment analyser le palmarès, en particulier celui des 7 films nominés au César du meilleur film qui dominaient la compétition, étant tous nominés dans au moins 7 catégories?

Voici la liste de ces films :
- Les Miserables, de Ladj Ly
- Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
- Roubaix, une lumière, d’Arnaud Desplechin
- J’accuse, de Roman Polanski
- La belle époque, de Nicolas Bedos
- Hors Normes, d’Eric Toledano et Olivier Nakache
- Grâce à Dieu, de François Ozon

1) Synthèse des récompenses dans les festivals internationaux ou les compétitions majeures (Golden Globe, BAFTA, Oscars …)

Dans ce domaine, « Les misérables » et « Portrait de la jeune fille en feu » dominent largement :

Les Misérables : 1 prix majeur (prix du Jury) à Cannes, plus 2 prix mineurs; 1 victoire aux European Film Awards (prix FIPRESCI découverte européen (équivalent EFA premier film) pour 3 nominations, victoire meilleur film européen aux Goya (Césars cinéma espagnol), et nominations meilleur film étranger aux Golden Globes et aux Oscars
A noter néanmoins que pour son unique victoire aux EFA, le film n’était pas en compétition avec les autres films ayant reçu des nominations majeures; et que le film a perdu le prix du scénario devant « Portrait de la jeune fille en feu ». Oscars et Golden Globes : échec prévisible devant « Parasite »

 « Portrait de la jeune fille en feu » : 1 prix majeur (scénario) au Festival de Cannes, plus 1 prix mineur ; 2 victoires aux European Film Awards (EFA), dont 1 majeure,  celle du scénario, pour 5 nominations; Nominations film étranger aux Golden Globes, et aux BAFTA, + nomination au Goya meilleur film européen.
A noter la victoire de Céline Sciamma pour le scénario, devant « J’accuse » et « Les Misérables », mais sans la compétition de « La Favorite », grande gagnante de l’édition EFA de l’année, qui a presque tout remporté. Mais aussi l’échec aux Goya devant « Les Misérables » , et, celui plus prévisibles, aux BAFTA et aux Globes devant »Parasite »

Après ces 2 films, « J’accuse » suit de très près en terme de récompenses et nominations :
- Mostra de Venise : 1 prix majeur (grand prix du jury (Lion d’argent), + Prix FIPRESCI (+ 2 prix mineurs). De plus, 4 nominations aux EFA, mais aucun prix : grand perdant de la cérémonie.

Ensuite, vient « Grâce à Dieu », avec son ours d’argent (Grand prix du jury) à la Berlinale.

Aucun des trois autres films n’a gagné de prix notable dans les festivals majeurs internationaux, ou de nominations.
« Roubaix une lumière » était en compétition au Festival de Cannes, Hors Normes et La Belle époque étaient présentés hors compétition.

Bilan : Parmi les 7 nominés, « Les Misérables, », « Portrait de la jeune fille en feu » et « J’accuse semblaient les mieux placés dans la compétition, avec « Grâce à Dieu » en embuscade; les 3 autres films semblaient relativement à la marge.


2) Lumières de la presse internationale  : Analyse des nominations  et palmarès.

Equivalent des Golden Globes dans le cinéma français, les Lumières de la presse internationale permettent une première compétition des films français entre eux, sans films internationaux opposés à eux.
Sur les 7 films nominés aux César du meilleur film, classés en fonction des victoires

- Les Misérables » : 7 nominations; 3 victoires, dont la plus prestigieuse (meilleur film), meilleur scénario et meilleur révélation masculine
- Portrait de la jeune fille en feu » ; 4 nominations, 2 victoires (meilleure actrice (Noémie Merlant), et meilleure photo (Claire Mathon)
- J’accuse : 5 nominations, 1 victoire : meilleure réalisation (Roman Polanski)
- Roubaix, une lumière : 4 nominations, 1 victoire ; meilleur acteur (Roschdy Zem),
- Grâce à Dieu ; 5 nominations, aucune victoire
- La belle époque : 3 nominations, aucune victoire
- Hors normes : aucune nomination

Analyse : le palmarès semble respecter la hiérarchie des festivals internationaux : « Les Misérables », grands vainqueur, 3 prix dont 2 majeurs, 2 prix, dont 1 majeur pour « Portrait de la jeune fille en feu » et 1 prix majeur pour « J’accuse ». Inversion hiérarchique entre « Roubaix une lumière » et « Grâce à Dieu », avec la victoire de Roschdy Zem ; le film de Ozon est le grand perdant. Défaite logique de « La belle époque » et « Hors normes » n’a pas attiré l’attention.
A noter que « Portrait de la jeune fille en feu » n’était pas nominé dans la catégorie « scénario »


3) Césars
Bilan nominations
12 nominations pour « J’accuse » et « Les Misérables » (dont César du public pour le second), 11 pour « La belle époque », 10 pour « Portrait de la jeune fille en feu » et « Hors normes » (pour ce deuxième film, cela inclut le César du Public et celui des lycéens), 8 pour « Grâce à Dieu » et 7 pour « Roubaix, une lumière »
A noter que les Césars incluent de nombreuses catégories absentes des « Lumières »

Analyse globale du palmarès : aucun film ne domine nettement : les 6 prix majeurs sont repartis sur 5 films, les 4 prix d’interprétation mineurs sont aussi répartis sur 4 films, et les 6 césars techniques sur 6 films : hors César du public, aucun film ne gagne plus de 3 césars.

Analyse détaillé du palmarès par film

« Les Misérables » : 3 césars : meilleur film, meilleur espoir masculin, meilleur montage ; + César du Public.
Analyse : la victoire du film était prévisible, et son riche palmarès est cohérent avec son prestige international et ses récompenses au Lumières : à noter la surprise de la défaite dans la catégorie « Meilleur scénario original », pourtant gagné aux Lumières. Mais, dans l’ensemble, le nombre de victoires du film est cohérent avec ses récompenses antérieures. (À noter que Cannes avait distingué le montage)

« J’accuse » : 3 césars : meilleur réalisation, meilleure scénario adapté, et meilleurs costumes.
En dépit de la polémique, ce palmarès est relativement logique en rapport avec le palmarès antérieur du film. Roman Polanski avait déjà reçu le Lumière du meilleur réalisateur ; le film a aussi bénéficié de la séparation « meilleur scénario original » et « meilleur adaptation », en gagnant un prix du scénario face à une compétition bien moins forte que pour le scénario original; « J’accuse » devient ainsi le seul film à recevoir 2 césars majeurs. Enfin, le film gagne un césar technique : les costumes.

« Grâce à Dieu » : 1 seul césar, meilleur second rôle masculin ; le film apparaît comme un des grands perdants, mais il sauve l’honneur comparé aux Lumières où la défaite avait été encore plus cinglante ; le film doit sa victoire à la présence du prix du meilleur second rôle masculin, où le vainqueur avait précédemment perdu au Lumières dans la catégorie « Meilleur acteur »

- « Roubaix, une lumière » : 1 césar, mais un majeur, celui du meilleur acteur : palmarès qui suit la logique de celui des « Lumières »

-« Hors normes »  : Aucun césar, lors de la cérémonie, (césar des lycéen reçu ultérieurement) : palmarès logique, le film étant de loin celui ayant le moins de prestige.

Pour ces 5 films (eh oui, « J’accuse » en fait partie, n’en déplaise aux militantes féministes), les césars semblent avoir attribué les récompenses assez justement, au vu des palmarès antérieurs des films.
En revanche, pour les 2 films suivants, la discordance est patente.

-«  La Belle époque »: 3 césars : meilleurs décors, meilleur second rôle féminin, meilleur scénario original. C’est certainement la grande surprise, le film étant, après « Hors Normes » celui qui bénéficiait du prestige international le plus modeste, et qui, bien que nominé aux Lumières était parti bredouille.

Mais surtout, l’autre grande surprise a été
-« Portrait de la jeune fille en feu » ; 1 seul césar, et en plus un césar technique : meilleure photographie pour Claire Mathon (déjà distinguée à Cannes et aux Lumières) ; aucun césar prestigieux.

Il est incontestable que le film de Céline Sciamma a été le grand perdant de la cérémonie, et que la maigreur de son palmarès est en complète discordance avec son fort prestigieux palmarès international. Il n’est nul besoin d’être militant féministe pour le reconnaître. Mais comment expliquer un tel camouflet? Beaucoup vont parler du sexisme des votants de l’académie des Césars comme cause majeure de l’échec du film au Césars. Mais une analyse plus poussée indique que les causes de l’échec du film de Sciamma sont multiples.

- Le sexisme des votants est peut être intervenu, accentué par un possible agacement face à la campagne d’Adele Haenel et Céline Sciamma contre le film de Polanski. Mais il faut noter que tant Adele Haenel que Céline Sciamma avaient déjà reçu des nominations, et surtout des victoires aux Césars (1 pour Céline Sciamma, 2 pour Adele Haenel) ; elles ne peuvent affirmer facilement que les votants de l’Académie les snobe. Aussi, le rôle du sexisme dans la défaite du film est certainement le plus difficile à quantifier.

- Une compétition très intense, qui d’emblée, rendait difficile l’obtention de prix multiples ; comme signalé, les récompenses ont été très dispersées entre les différents films : dans une telle situation, le film de Sciamma ne pouvait guère espérer plus de 2 ou 3 récompenses.  Au vu de son palmarès antérieurs, les 3 récompenses les plus probables étaient « Meilleur photographie », que le film a remporté, et, parmi les prestigieux, « Meilleur scénario original » et « Meilleur actrice ». Pour ces deux derniers prix, l’échec du film peut s’expliquer pour les raisons qui suivent

- Le biais favorable de l’Académie des Césars envers « La belle époque » : la plus grande surprise a été la victoire du film au scénario original, devant « Les misérables » et « Portrait de la jeune fille en feu »; le film de Nicolas Bedos a coûté au film de Sciamma le césar du scénario original (ainsi qu’à Ladj Ly). On peut imaginer que l’élément nostalgique du film a touché tout particulièrement les votants de l’académie.

- Par contre, pour le césar de la meilleure actrice, il est plus que probable que le film a été son propre pire ennemi, avec ses deux actrices nominées dans la même catégorie. L’échec du film est à rapprocher de celui de « All about Eve » aux Oscars, lorsque Bette Davis et Anne Baxter étaient nominées dans la même catégorie, et qu’une troisième actrice, Judy Holliday, qui jouait dans un autre film, a gagné. Aux Lumières, seule Noémie Merlant était nominée, et a ainsi pu bénéficier de la victoire. Mais, pour les Césars, Adele Haenel et Noemie Merlant se sont partagées les voix en faveur du film de Sciamma, ce qui a favorisé une troisième actrice qui a remporté la victoire : Anais Demoustier pour « Alice et le maire ». Et il faut noter que cette récompense a été considérée comme méritée.

Quelques éléments sur Alice et le Maire ; le film bénéficiait d’un raisonnable prestige international ( en compétition à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, avec un prix) et avait reçu 3 nominations aux Lumières (dont meilleur actrice) sans victoire. Son unique victoire aux Césars était relativement logique.

Quant aux autres lauréats des Césars, qui comprennent « Papicha » et « J’ai perdu mon corps » avec 2 récompenses, là encore, le palmarès est peu contestable.

Conclusion:
Dans l’ensemble le palmarès des Césars a été juste envers les films en compétition, avec des récompenses logiques au vu du pedigree des nominés. Mais « Portrait de la jeune fille en feu » a été incontestablement boudé par les votants. Néanmoins, bien plus que « J’accuse », le film qui a probablement bénéficié de la faveur des Césars  au détriment du film de Sciamma a été « La Belle époque », quand on compare ses 3 césars avec son absence de palmarès notable par ailleurs. De plus, attribuer au seul sexisme la défaite du film de Sciamma est incontestablement erroné, au vu des multiples facteurs qui se sont conjugués au détriment du film.