mardi 22 octobre 2019

Feminicides et catégories socio-professionnelles : quelle corrélation?

Les études sur les violences conjugales montrent que la majorité des meurtres conjugaux sont commis par des hommes qui tuent leur compagne. Si le sexisme et le patriarcat sont évoqués non sans raison pour expliquer ces morts violentes, le sexe masculin n'est néanmoins pas le seul facteur déterminant. Cette étude porte sur un période de 5 ans (2014 à 2018), et elle va comparer la population globale des hommes en fonction de la catégorie socio-professionnelle comparée à la population des auteurs de meurtres conjugaux ; les statistiques viennent de l'INSEE pour les CSP, et du ministère de l'intérieur pour les auteurs de meurtres conjugaux. Bien que les statistiques des meurtres conjugaux incluent aussi les femmes, qui représentent entre 12 et 20 % des auteurs, par souci de simplicité, il sera admis que la proportion des hommes et des femmes est égale par catégorie socio-professionnelle. Cela entraîne néanmoins quelques biais; il est probable que la proportion des femmes parmi les employés meurtriers conjugaux soit plus importante, du fait de la surreprésentation des femmes dans cette catégorie. Néanmoins, voici les statistiques:

2014                                    Total          Auteurs féminicides             Ratio Auteurs/Total

Cadres +
Profession intermédiaires     25,1               4,9                                     0,19

Ouvriers                                20,4             8,39                                       0,41

Employés                             7,9                9,79                                     1,24

Inactifs                               39,9               67,13                                     1,68

Autres                                 6,4                9,79                                       1,53




2015                                    Total          Auteurs féminicides             Ratio Auteurs/Total

Cadres +
Profession intermédiaires     25,1               6,62                                     0,26

Ouvriers                                20,2             8,82                                       0,44

Employés                             8,0                12,5                                     1,56

Inactifs                              40,1              66,91                                     1,67

Autres                                 6,4                5,15                                       1,19



2016                                    Total          Auteurs féminicides             Ratio Auteurs/Total

Cadres +
Profession intermédiaires     25,1               7,24                                    0,29

Ouvriers                                20,0             8,70                                     0,44

Employés                            7,7                16,67                                   2,16

Inactifs                              40,4              58,69                                    1,45

Autres                                 6,5                9,7                                     1,49




2017                                    Total          Auteurs féminicides             Ratio Auteurs/Total

Cadres +
Profession intermédiaires     25,1               3,2                                   0,13

Ouvriers                                20,2             8,00                                   0,40

Employés                            7,8                19,2                                 2,46

Inactifs                              40,4              64,8                                    1,60

Autres                                 6,3                4,8                                     0,76


2018                                    Total          Auteurs féminicides             Ratio Auteurs/Total

Cadres +
Profession intermédiaires     25,4               3,3                                   0,13

Ouvriers                                19,7             8,10                                   0,41

Employés                            7,8                12,8                                 1,64

Inactifs                              40,4              71,8                                    1,78

Autres                                 6,3                4,0                                     0,63


Quelques commentaires 

- D'une année à une autre, peu de changements de la répartition de la population  entre les différentes catégories socio-professionnelles. 
- Les inactifs représentent près de 40% de la population, mais en moyenne entre 60 et 70 % des féminicides : odds ratio élevé et stable entre 1,5 et 1,8
- Parmi les professions les moins touchées par les féminicides : les cadres et professions intermédiaires, qui, bien qu'elles représentent près de 25% de la population, n'atteint jamais les 8% des auteurs de féminicides, avec souvent moins de 5% : odds ratio entre 0,15 et 0,3
- Du fait de leur faible nombres, agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d'entreprise (réunis dans "Autres") ont une grande variabilité d'année en année:  odds ratio entre 0,6 et 1,5, avec une tendance à la diminution
- Ratio faibles et très stables chez les ouvriers : près de 0,4 
- Grande variations chez les employés, qui, proportionnellement, ont parfois les odds ratio supérieurs à 2, avec une augmentation majeure de 2014 à 2017, puis une chute en 2018. odds ratio de 1,24 à 2,46


- Globalement, il est à noter que les employés + inactifs, s'ils représentent moins de 50% de la population masculine, représentent à eux seuls entre 75 et 84% des féminicides. 
A l'opposé, les professions les plus favorisées (cadres + professions intermédiaires), n'en représentent que 3 à 8%bien que constituant 25% de la population. 
Cela signifie qu'à sexe équivalent, un homme de PCS peu prestigieux, avec soit rémunération faible, soit isolement du fait de la retraite,  aura 5 à 10 fois plus de probabilité de tuer sa conjointe qu'un homme compris dans les 2 PCS les plus prestigieuses. C'est quasi-équivalent au ratio hommes/femmes dans les auteurs de meurtres conjugaux, qui oscille entre 4 et 8, voire même plus élevé. 

Cela signifie que le lien entre féminicide et domination masculine est plus subtil qu'il n'y paraît, puisque c'est paradoxalement, au sein de la population masculine, le groupe masculin  qui a le rôle le plus dominant en société (cadres et professions intermédiaires) qui commet le moins de féminicides, et que la majorité des auteurs de féminicides sont inclus dans des groupes plutôt marginaux (inactifs non retraités, qui représentent 30 à 40 % des auteurs (chiffres non détaillés), fragilisés et souvent isolés socialement (retraités, qui représentent près de 30 % des auteurs (taux stable d'année en année, non détaillés) ou bien occupant une profession souvent peu valorisée et mal payée (employés). Ces hommes surreprésentés parmi les auteurs de féminicides sont plutôt les perdants du système patriarcal, plutôt que les gagnants.
Comment expliquer ce paradoxe? 

- Explication 1: l'un des principaux déclencheurs de la violence chez les hommes est la crainte de perte de virilité, et l'utilisation de la violence et de la domination comme moyen de conjurer cette crainte : ayant honte de leur statut de ratés au niveau social (le statut social est un marqueur de masculinité chez beaucoup d'hommes), ils se prouvent à eux mêmes leur virilité en dominant au moins leur compagne : l'utilisation de la domination masculine serait un phénomène de compensation

- Explication 2 : Les hommes à statut socio-professionnel élevé ont beaucoup à perdre s'ils commettent un meurtre: même s'ils ne peuvent conserver leur "chose féminine", ils sont moins tentés de se livrer à un acte suicidaire, qu'il soit effectif (1/3 des auteurs de féminicides se suicident, et si les tentatives de suicide sont incluses, le chiffre monte à près de 50%) ou au moins social (arrestation, incarcération, perte de la garde des enfants). Ayant un statut social dont ils sont fiers, ils voudront conserver ce marqueur de masculinité. A l'opposé, les inactifs et employés n'ont pas de statut social qui semble valoir la peine d'être conservé s'ils perdent le contrôle sur leur épouse, et la perte de contrôle sur leur compagne leur arrache tout ce qu'il leur reste de masculinité, puisqu'ils ne disposent pas de celle associée au statut social.

- Explication 3: Les hommes appartenant à des PCS élevées  peuvent plus facilement remplacer leur compagne que ceux à PCS basse: ils accepteront plus facilement une rupture, car ils pourront trouver plus facilement une remplaçante, et donc ils ne sentiront pas leur virilité menacée.

-Explication 4: le paradoxe de l'ouvrier, qui, bien qu'appartenant à une PCS basse, est sous représenté parmi les auteurs de féminicides : explication : leur métier d'ouvrier est associé au symbole viril: bien que moins qualifié et moins bien payé, leur statut d'ouvrier, associé souvent à la force, leur apporte une image virile réconfortante pour eux-mêmes, limitant cette angoisse dévirilisante, qui est le moteur de la violence contre les femmes qui aboutit au féminicide. 


Au final, le principal moteur du féminicide est certes le désir de contrôle des femmes dans le contexte de la société patriarcale, mais elle est presque toujours associé à un statut précaire de virilité chez les hommes les plus à risque de la commettre, en particulier du fait de leur statut social bas. Aussi, la protection des femmes contre les meurtres conjugaux doit inclure, outre une prise en charge de l'homme potentiellement violent pour lutter contre sa mentalité sexiste, mais nécessite aussi de prendre en compte le contexte social de l'auteur, comprendre comment il entraîne une angoisse de perte de virilité chez l'auteur de violences, et donc favorise le comportement violent, possessif et meurtrier comme reflexe de compensation, et surtout, aider à trouver des moyens afin de permettre à ses hommes de diminuer leurs angoisses de perte de virilité, par des définitions alternatives de masculinité que celles de la masculinité traditionnelle (domination sur les autres, statut social élevé, besoin de déployer sa force physique pour imposer le pouvoir sur l'autre).